ORIGINE ET SEPARATION DES ESPECES

 

Par Robert MAZEL

 

Revue de l’Association Roussillonnaise d’Entomologie - Supplément 1995.

Préface

 

Par le Président de l’Association

 

              Définir l’espèce est un défit pour le naturaliste. Les tentatives se sont succédées et nos illustres prédécesseurs ont proposé des définitions qui ne manquent ni d’audace ni de finesse d’analyse.

              Linné était bref : « il y a autant d’espèces qu’en créa à l’origine l’Etre Infini » !...

              Mais les anciens avaient fondé la notion d’espèce avant tout sur la ressemblance des enfants avec les parents; Cuvier avait repris cette idée et proposait : « la collection de tous les êtres organisés descendus l’un de l’autre ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux ».

Cette définition supposait la fixité de l’espèce, c’est à dire l’invariabilité des caractères essentiels à travers toutes les générations successives or cette fixité de l’espèce cesse d’être un dogme à partir du moment où les observations des naturalistes montrent qu’entre des espèces bien tranchées, peut exister un nombre considérable de formes intermédiaires parmi lesquelles il est impossible d’établir un point de séparation.

              Une autre définition est alors proposée par Le Dantec : « ensemble de tous les individus qualitativement identiques et ne présentant entre eux, dans leurs éléments vivants, que des différences quantitatives ».

En fait, la notion de descendance reste le moyen de limiter et de définir à nouveau l’espèce, en disant que tous les individus féconds entre eux et dont les descendants sont indéfiniment féconds appartiennent à la même espèce.

 

              Le travail de Robert Mazel a le mérite et l’intérêt d’aiguiser notre sens de l’observation et notre sens critique pour nous guider vers un consensus, tâche ardue pour les entomologistes que nous sommes.

                                                  

                                                                                                                      Jacques Comelade

LA SPECIATION

 

SOMMAIRE (les numéros correspondent aux numéros de pages de l’exemplaire papier)

 

 

RAPPEL DE QUELQUES NOTIONS DE RÉFÉRENCE. ..............................................  4

 

L'ADN, MOLÉCULE DU VIVANT. ....................................................................................  4

L'ADN, TOUT UN PROGRAMME.. ...................................................................................  6

LE CHANGEMENT : UNE ERREUR. .................................................................................  6

LE BRASSAGE GÉNÉTIQUE. ............................................................................................  7

LA GÉNÉTIQUE DES POPULATIONS. .............................................................................  7

LES FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX. ......................................................................  8

ADAPTATION, ÉVOLUTION. ...........................................................................................  8

L'ISOLEMENT REPRODUCTEUR. ....................................................................................  8

 

ANALYSE DE CAS CONCRETS RELEVÉS CHEZ LES LÉPIDOPTÈRES. ...............  9

 

FICHE 1

LE PEUPLEMENT D'EREBIA PANDROSE, " le Grand Nègre bernois". ............................  11

FICHE 2

LE PEUPLEMENT D'HELLEIA HELLE. ..........................................................................  12

FICHE 3

LE CONTACT ENTRE MELLICTA AURELIA ET MELLICTA PARTHENOIDES. .........  13

FICHE 4

LE CONTACT ENTRE DEUX FORMES DE ZYGAENA FILIPENDULAE. ...................  14

FICHE 5

L'ADAPTATION DIVERGENTE CHEZ LES "DEMI-DEUIL". .........................................  15

FICHE 6

ADAPTATIONS TROPHIQUES ET ÉVOLUTION CHEZ LES "DAMIERS". ..................  16

FICHE 7

VARIATION DES PIÉCES GÉNITALES CHEZ LA NOCTUELLE DE L'AUBÉPINE,

ALLOPHYES OXYACANTHAE L. .....................................................................................  17

FICHE 8

STRUCTURATION DU GÉNOME. ..................................................................................  18

FICHE 9

DESCENDANCE D'UN MALE MUTANT ROUX D'EUPHYDRYAS AURINIA..............   19

FICHE 10

LE POLYMORPHISME PHÉNOTYPIQUE AU SEIN DE L'ESPÈCE.

CHEZ L'ARGUS BLEU-NACRÉ (Polyommatus coridon). ...............................................  20

FICHE 11

POLYMORPHISME GÉNOTYPIQUE INTRASPÉCIFIQUE. ..........................................  21

FICHE 12

POLYMORPHISME GÉNOTYPIQUE INTERSPÉCIFIQUE. ..........................................  22

FICHE 13

UNE STASE ÉVOLUTIVE DANS LE GENRE EUPHYDRYAS. .......................................  23

 

LA SPÉCIATION DANS LE GROUPE D'EREBIA TYNDARUS.  .....................................  24

 

L'ISOLEMENT GÉOGRAPHIQUE ET SA RÉALISATION. ............................................  26

1 - Le peuplement d'Erebia pandrose Borkhausen, le "Grand Nègre bernois". (Fiche 1)

2 - Le peuplement d'Helleia helle Schiffermüller. (Fiche 2)

3 - Conclusion.

 

RETOUR EN CONTACT ET NIVEAU DE SPÉCIATION. ..............................................  27

1 - Le contact entre Mellicta aurelia Nickerl et M. parthenoides Keferstein. (Fiche 3)

2 - Le contact entre deux formes de Zygaena filipendulae L.. (Fiche 4)

 

ISOLEMENT ET DIFFÉRENCIATION DES POPULATIONS. .......................................  30

1 - L'adaptation divergente chez les Melanargia ou "Demi-deuil". (Fiche 5)

2 - Les adaptations trophiques chez les "Damiers". (Fiche 6)

3 - Variations des pièces génitales chez la Noctuelle de l'Aubépine, Allophyes oxyacanthae L.           

      (Fiche 7)

 

ASPECTS GÉNÉTIQUES DE LA SPÉCIATION. .............................................................  34

1 - Structuration du génome. (Fiche 8)

2 - Mutations. (Fiche 9)

3-  Polymorphisme intra et inter-spécifique.

      Le polymorphisme phénotypique au sein de l'espèce :

      l'Argus bleu-nacré (Polyommatus coridon, Poda). (Fiche 10)

      Le polymorphisme génotypique intraspécifique. (Fiche 11)

      Le polymorphisme génotypique interspécifique. (Fiche 12)

4 - Une stase évolutive dans le genre Euphydryas. (Fiche 13)

 

SPÉCIATION COMPLEXE DANS LE GENRE EREBIA. ................................................  37

 

RÉFLEXION SUR LA NOTION D'ESPÈCE ET SUR LA SPÉCIATION. .................  38

 

LE CONCEPT DE L'ESPÉCE. ...........................................................................................  38

LE MODELE ALLOPATRIQUE DE LA SPÉCIATION NÉODARWINIENNE. ..............  38

LA SPÉCIATION DANS LA PRATIQUE ENTOMOLOGIQUE COURANTE. ..............  42

SPÉCIATION ET ÉVOLUTION. .......................................................................................  44

 

ORIGINE DES DOCUMENTS. ......................................................................................  45

 

 


LA SPÉCIATION

ORIGINE ET SÉPARATION DES ESPÈCES

 

Par Robert Mazel

 

 

            En quelques décennies, les progrès de la biologie moléculaire ont conduit à une interprétation cohérente des mécanismes biologiques fondamentaux, particulièrement dans les domaines de la reproduction sexuée et de la génétique. Comme tous les acquis, ceux-ci demeurent perfectibles ou même discutables sur différents points mais les schémas de base semblent définitivement établis : l'information génétique détenue par les molécules d'ADN s'exprime en protéines par le truchement des ARN et elle est transmise de génération en génération par les mécanismes de la méiose et de la fécondation. La spéciation découle fondamentalement des modifications que subit ce processus dans le temps et à l'échelle des populations.

 

            L'approche de ces phénomènes sera présentée ici en deux parties :

 

·      un exposé posant un minimum de références théoriques fondamentales;

·      une interprétation de cas réels présentés à partir de fiches.

En conclusion, sera proposée une réflexion sur la notion d'espèce telle que la pratiquent quotidiennement les entomologistes.

 

 

RAPPEL DE QUELQUES NOTIONS DE RÉFÉRENCE

 

L'ADN, MOLÉCULE DU VIVANT.

 

            Une construction universelle de l'ADN est actuellement admise : deux brins en hélice, formés de l'alternance de sucre, le désoxyribose, et d'acide phosphorique, sont unis par les bases azotées que portent les sucres. Il n'y a que quatre sortes de bases azotées unies deux à deux d'une seule manière : Adénine avec Thymine et Guanine avec Cytosine. La séquence de ces paires de bases, tout le long de la molécule, caractérise l'ADN d'une espèce avec une faible variabilité d'un individu à un autre.

            Chez l'homme, la longueur totale de l'ADN avoisine 2 mètres par noyau cellulaire et se répartit en 46 molécules. Celles-ci constituent nos 46 chromosomes, ou mieux 23 paires : il existe en effet 2 molécules de chaque sorte dans toutes  les cellules dites diploïdes (symbole : 2n = 46), et un jeu simple de 23 chromosomes (= n) dans les gamètes, cellules haploïdes.

            A différents moments de la vie cellulaire se produit une véritable duplication de l'ADN, conduite par l'ADN-polymérase. Ce complexe enzymatique rompt les liaisons entre bases azotées séparant ainsi progressivement les deux brins de la molécule initiale et positionne simultanément face à chacun de ces brins, de nouveaux nucléotides. Du fait de la complémentarité univoque des bases azotées, A-T, C-G, il en résulte la reconstitution de deux molécules d'ADN, rigoureusement identiques. Celles-ci seront ultérieurement distribuées par une mitose, division cellulaire équationnelle, en deux cellules filles.

            Par ce moyen, toutes les cellules diploïdes d'un organisme reçoivent une copie exacte et complète de l'ADN de la cellule-oeuf ou zygote.

 


L'ADN, TOUT UN PROGRAMME.

 

            En quoi ces molécules constituent-elles le patrimoine génétique d'un individu ?

            Un processus de transcription, voisin de la duplication, permet de construire une molécule d'ARN à partie d'une région limitée de la molécule d'ADN. Une ARN-synthétase intervient ici, qui positionne, en regard d'un seul des brins de l'ADN, des nucléotides construits à partir de ribose, Guanine, Cytosine, Adénine et Uracile. La molécule ainsi synthétisée, complémentaire de la séquence d'ADN transcrite, constitue un simple brin qui se sépare de l'ADN et passe dans le cytoplasme cellulaire. Il s'agit d'une molécule d'ARN, de longueur variable mais sans commune mesure avec celle de l'ADN.

            Dans certaines régions du cytoplasme et par l'intermédiaire de petits corpuscules, les ribosomes, l'ARN messager induit la construction d'une chaîne d'acides aminés, c'est à dire d'un polypeptide qui évolue directement en une protéine fonctionnelle.

            Finalement, la séquence des bases azotées de l'ADN détermine la succession des nucléotides de l'ARN qui sélectionne et positionne à son tour les acides aminés de la molécule protidique. La portion d'ADN permettant la synthèse d'un ARN messager est un gène, son expression est la molécule protidique dont il gouverne la réalisation. En dernière analyse, le message génétique n'est donc rien d'autre que l'ordre de succession des nucléotides de l'ADN.

            Les protéines synthétisées se répartissent en molécules de structure, molécules de reconnaissance à l'origine des réactions immunitaires, molécules fonctionnelles diverses : toutes les enzymes, nombreuses hormones, neurotransmetteurs, substances de transport telles les hémoglobines, de transfert ionique, etc. En d'autres termes, tous les caractères d'un individu, morphologiques, anatomiques, physiologiques et biologiques en général, sont fondamentalement déterminés par son ADN. Une régulation complexe permet l'activation de tel ou tel gène selon les besoins momentanés de l'organisme, le contrôle de son expression puis sa répression...

 

 

LE CHANGEMENT : UNE ERREUR.

 

            Cependant, lors de la duplication de l'ADN, une ou plusieurs bases azotées figurant dans la séquence initiale peuvent être remplacées par d'autres. Cette erreur de copie constitue une mutation qui produit une variante, un allèle nouveau, du gène initial. Si le caractère ainsi modifié demeure viable, qu'il soit avantageux ou non, le nouveau gène sera transmis comme l'ancien et augmentera donc le polymorphisme de l'espèce.

            La fréquence des mutations, quoique très variable d'un gène à l'autre, demeure très faible, de l'ordre de 10-9. Il n'en résulte pas moins que les deux molécules d'ADN constituant une paire de chromosomes homologues peuvent différer plus ou moins par les allèles qu'elles portent. Un individu possédant deux allèles identiques d'un gène donné est dit homozygote pour le caractère considéré, il est hétérozygote si les allèles sont dissemblables. Dans ce cas, le caractère réalisé lors de l'expression de ce gène peut être conforme à l'un des deux allèles ou intermédiaire : on parle respectivement de dominance et récessivité ou absence de dominance... Il en résulte que tous les gènes d'un individu, son génotype, ne s'expriment pas nécessairement dans son phénotype, c'est à dire dans ses caractères apparents. Il s'agit là des bases élémentaires de la génétique...

 

LE BRASSAGE GÉNÉTIQUE.

 

            Mais la disparité des individus, en fait leur unicité, repose essentiellement sur la reproduction sexuée. Lors de la gamétogenèse, chaque cellule reproductrice ne reçoit que l'un des deux chromosomes de chaque paire de chromosomes homologues : les allèles se trouvent ainsi distribués au hasard avec les chromosomes qui les portent. La fécondation rétablit le nombre diploïde de chromosomes par juxtaposition dans le zygote des n chromosomes mâles et des n chromosomes femelles, également au hasard des rencontres entre gamètes. Ces processus entretiennent ainsi un brassage génétique continu des parents aux descendants.

            Des échanges de segments de longueurs variables peuvent en outre se produire entre molécules d'ADN homologues, lors de la méiose, augmentant ainsi les recombinaisons alléliques. Toujours dans le déroulement de la méiose, des erreurs dans la répartition des chromosomes conduisent à des assemblages trisomiques ou à des zygotes triploïdes, tétraploïdes, etc...

            Par essence, toute espèce apparaît donc nécessairement polymorphe, à la fois dans l'espace et dans le temps.

 

LA GÉNÉTIQUE DES POPULATIONS.

 

            Une espèce comporte un nombre variable d'individus qui, du fait de leur polymorphisme, détiennent chacun un certain assortiment des allèles du génome commun, c'est à dire de la totalité des gènes qui définit une espèce à un moment donné. Sur le terrain, ces individus constituent un peuplement unique ou morcelé en populations plus ou moins isolées géographiquement. Or les techniques d'investigation du génome, par séquençage de l'ADN, par électrophorèse des protéines, etc., donnent accès à l'étude statistique de la répartition de fréquence des allèles dans les populations. La comparaison des distributions de fréquence allélique permet alors d'estimer le degré d'éloignement des populations, de les rapporter à l'une ou l'autre de deux espèces voisines, de vérifier la réalité de migrations géographiques, etc... L'analyse en composants multivariables des phénotypes autorise également une séparation fine qui recoupe les résultats précédants. (à moindre frais !).

            A partir de ces données, divers indices d'identité génétique ont été définis, fréquemment convertis en "distances génétiques", qui peuvent traduire une certaine parenté phylétique. De manière générale, les interprétations admettent un taux de mutation constant qui accroît théoriquement l'hétérozygotie de manière infinie. Il existerait ainsi une "horloge moléculaire" permettant de situer dans le temps les mutations subies par une molécule donnée.

            Par ailleurs, les mitochondries, organites cytoplasmiques intervenant dans la production d'énergie cellulaire, possèdent également un peu d'ADN. Seules les mitochondries de l'ovule se retrouvent dans le zygote de sorte que l'analyse de l'ADN mitochondrial permet une "recherche en maternité" dans les parentés phylétiques.

            Sur le terrain, les techniques de capture-recapture et de nombreuses autres méthodes d'analyse des effectifs, à formulation mathématique plus ou moins complexe et subtile, tentent de rendre compte des fluctuations et des migrations populationnelles. La notion de métapopulation, introduite depuis peu, correspond à un peuplement plus ou moins morcelé ou à un ensemble de populations qui évoluent conjointement par suite de migrations et d'échanges géniques entre elles. Généralement une population principale peut être distinguée de populations satellites. Un dispositif de ce type, assez dispersé, peut pallier des extinctions localisées par repeuplement à partir d'une population mère...

 

LES FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX.

 

            Ils se répartissent en facteurs :

 

            - climatiques,

            - édaphiques

              et biotiques, incluant les actions anthropiques. Il s'agit là du domaine écologique.

                                                                                                                                                                                 A l'échelle du globe, les variations latitudinales et altitudinales du climat rendent compte de la zonation et de l'étagement des peuplements, aussi bien végétaux qu'animaux. Mais en fait, les microclimats régnant sous une écorce, dans une fissure du sol ou sous une touffe de végétation ont généralement une plus grande incidence dans la localisation d'une majorité d'insectes que le climat général. La relation s'établit ainsi avec les caractéristiques édaphiques et les espèces se répartissent selon leurs preferenda. L'organisation de détail des peuplements découle, le plus fréquemment, des interactions biotiques inter- et intraspécifique : relations trophiques, prédation, parasitisme, compétition, comportements reproducteurs, etc... L'Homme interagit à tous les niveaux, le plus souvent en modifiant les conditions originelles.

                                                                                                                                                                                 L'organisation des biocénoses, communautés vivantes propres à un biotope donné, résulte ainsi de toutes les interactions qui s'exercent. Dans un milieu relativement stable s'établit un équilibre fluctuant, souvent cyclique ou périodique, qui répond à toute perturbation durable en se transformant et en évoluant vers un nouvel équilibre.

 

ADAPTATION, ÉVOLUTION.

 

            Du fait de leur polymorphisme, tous les individus d'une espèce ne sont pas aptes également à subir telle ou telle contrainte de leur environnement. Ainsi les mutations peuvent faire apparaître un allèle favorable, c'est à dire conférant à celui qui le porte une meilleure compétitivité dans une situation donnée. Il en résultera la transmission et la conservation de cet allèle dans les générations suivantes. L'avantage sera en quelque sorte sélectionné par le milieu et participera à l'adaptation-évolution de l'espèce. En d'autres termes, les espèces se transforment nécessairement dans l'espace et dans le temps par suite des pressions qu'exercent les conditions de vie sur les individus.

            Cependant et en conséquence de leur caractère aléatoire et imprévisible, les mutations ne confèrent aucune orientation ni aucune valeur intrinsèque aux modifications phénotypiques qu'elles induisent. Elles sont neutres au regard de l'évolution et ce sont les pressions de sélection qui orientent le processus dans un sens apparaissant favorable sur une période plus ou moins longue. Ainsi se différencie la majeure partie des sous-espèces géographiques en réponse aux variations environnementales que rencontrent les populations d'une espèce dans son aire de dispersion.

            Dans le temps, deux populations de la même espèce vont progressivement diverger par orientation de la sélection dans des directions différentes. Ce processus peut-il alors aboutir à séparer deux nouvelles espèces ?

 

L'ISOLEMENT REPRODUCTEUR.

 

            Quels que soient ses attributs par ailleurs, une espèce constitue d'abord et obligatoirement une communauté d'individus interfertiles. Tant que deux populations cospécifiques demeurent en contact, même par un espace réduit ou périodiquement et de manière aléatoire, le brassage chromosomique entretient l'échange de gènes et maintient la cohésion de l'espèce.

            A contrario, la séparation de deux espèces issues d'une même peuplement initial implique l'instauration d'une barrière d'inter stérilité. Le critère fondamental de la spéciation est donc l'isolement reproducteur entre deux communautés.

            Si la logique de ces principes demeure incontestable, il n'en va pas de même de la discussion des innombrables questions qui surgissent dès que l'on se réfère aux faits observés sur le terrain. En particulier, l'isolement reproductif apparaît-il en conséquence de la divergence évolutive ou en est-il une composante originelle ? Ce sont donc les données de l'observation et de l'expérimentation qu'il convient d'analyser avant de proposer une conclusion.

 

 

 

ANALYSE DE CAS CONCRETS RELEVÉS CHEZ LES LÉPIDOPTÈRES.

 

            Les documents présentés dans les fiches qui suivent, directement issus du terrain ou de recherches diverses, illustrent les aspects essentiels ou les plus fréquents de spéciation conformes au schéma néodarwinien proposé en conclusion. Cependant le choix des données reste volontairement limité aux domaines de connaissances et de réflexion accessibles au plus grand nombre, sensiblement au niveau des classes terminales de lycée.

            La démarche fondamentale repose sur l'analyse de données expérimentales dont la richesse demeure préservée par une présentation aussi neutre que possible, réduite à un titre accompagné éventuellement de quelques indications complémentaires facilitant leur seule compréhension. Ces documents sont exploités en une série de questions centrées sur la spéciation, ou l'un de ses mécanismes, et formulées sous la forme de "problèmes posés". Une interprétation des données, parfois enrichie de quelques commentaires plus généraux, répond directement à ces questions.

            Enfin, un texte de liaison fournit des informations supplémentaires et des notes diverses qui élargissent certaines études ou les replacent dans la complexité de leur cadre d'origine.

           

Les espèces étudiées sont présentées et figurées ci-après, eu quasi-totalité, dans la reproduction d’une planche due au talent de Christian Corraze.

(Photos dans le document papier)

1 - Erebia pandrose (Le Grand Nègre bernois). Espèce adaptée aux climats boréo-alpins comme beaucoup dErebia.

2 - E. hispania; 3 - E. cassioïdes. Deux des espèces du groupe tyndarus, ancienne espèce collective actuellement éclatée en 7 taxons, au moins, répartis dans les massifs européens. 4 - Helleia helle. Lycène caractéristique de la faune des tourbières froides. 5 - Polyommatus bellargus (Azuré bleu céleste). 6 - P. coridon (Argus bleu nacré). Le femelle est brune comme celle de bellargus. Les deux espèces s’hybrident en dépit de formules chromosomiques très différentes. 7-8-9 - Zygaena filipendulae. L’une des Zygènes les plus communes de France. Coloration aposématique en rapport avec son caractère immangeable et toxique pour les oiseaux. 10 - Mellicta parthenoïdes; 11 - M. aurelia. Deux Mélitées voisines, en partie sympatriques en France, mais d’origines biogéopgraphiques distinctes. 12 - Euphydryas iduna. Aire atypique : nord de la Scandinavie, Caucase, monts Altaï et Sajan. Quelques espèces voisines des Alpes, une des Montagnes Rocheuses (Montana). Stases évolutives ? 13 - Euphydryas aurinia pyrenes-debilis, au-dessus de 2000 m dans les Pyrénées-Orientales; 14 - E. aurinia beckeri, basse altitude en Espagne. Contrairement au groupe précédent d’E. iduna, E. aurinia présente un foisonnement de sous-espèces de l’Irlande au Japon. 15 - E. aurinia, mutation rousse. L’élevage ayant été arrêté, cet animal n’existe plus... 16 - E. editha. Espèce d’Amérique du Nord présentant une extension comparable à celle d’E. aurinia en Eurasie. 17 - Melanargia galathea (Le Demi-Deuil). Commun dans toute la France. Ses populations du sud-est (18) présentent une forte mélanisation.

 

FICHE 1         LE PEUPLEMENT D'EREBIA PANDROSE, " le Grand Nègre bernois".

 

Carte de répartition européenne.

 

L'espèce est présente dès le niveau de la mer dans le nord de la Scandinavie et au-dessus de 1800 m dans les Alpes et les Pyrénées.

 

Les chenilles, peu exigeantes, se nourrissent de plusieurs espèces de Graminées.

 

 

 

 

 

 

Problèmes posés :

 

- Comment s'explique la localisation des populations de l'espèce ?

 

- Comment a pu se réaliser ce peuplement ?

 

 


 

FICHE 2         LE PEUPLEMENT D'HELLEIA HELLE.

 

Carte de répartition.

 

Hachures : peuplement continu au nord de l'Europe.

Carrés : populations isolées.

 

 

 

Helleia helle vit dans les zones humides des régions froides où poussent la Bistorte (Polygonum bistorta) et

la Patience (Rumex sp.) dont se nourrissent ses chenilles. Le papillon ne s'éloigne guère de ces mêmes biotopes.

 

 

Problèmes posés :

 

- Comment peut s'expliquer la distribution de H. helle ?

 

- Quelles hypothèses suggère-t-elle quant à son origine ?

 

 


 

FICHE 3         LE CONTACT ENTRE MELLICTA AURELIA ET MELLICTA PARTHENOIDES.

 

Ces deux Mélitées possèdent de nombreux caractères communs ou très proches, à tel point que leur appartenance à une seule espèce ou à deux espèces distinctes pourrait être discutée.

 

Aires biogéographiques des deux taxons.

 

Mellicta aurelia s'établit essentiellement dans les prairies naturelles, jusque vers 1500 m d'altitude. Ses chenilles se nourrissent de Plantain, Véronique et Mélampyre.

 

Mellicta parthenoides fréquente les prairies, les zones découvertes, les bordures de bois, où croissent les plantes-hôtes de ses chenilles, en particulier Plantain, Mélampyre et Scabieuse. Dans les Pyrénées, elle se trouve jusqu'à plus de 2000 m.

Les deux espèces cohabitent fréquemment mais on n'observe pas d'hybride dans leur zone de sympatrie.

 

 

Problèmes posés :

 

- La biologie de ces deux Mélitées explique-t-elle leur répartition géographique ?

 

- Comment celle-ci a-t-elle pu se réaliser ?

 

- S'agit-il, en fait, d'une ou de deux espèces ?

 


FICHE 4         LE CONTACT ENTRE DEUX FORMES DE ZYGAENA FILIPENDULAE.

 

La Zygène de la Filipendule, largement répandue en Europe, s'orne  de six taches rouges sur l'aile antérieure. Cependant, des peuplements à cinq macules existent en Espagne, dans le Sud de la France et en Italie.

 

·         Répartition de la Zygène de la Filipendule (Zygaena filipendulae) de l'Aude aux Pyrénées-Orientales.

Formes à 5 macules (carré noir), à 6 macules (carré blanc) et intermédiaires? Tout le peuplement espagnol frontalier est à 5 taches.

 

En élevage, les formes à 5 ou 6 macules se sont révélées pures; en revanche, des individus à 6 taches, 5 taches "un quart" et 5 taches ont été obtenus simultanément de la ponte d'une femelle à 5 taches "et demi".

 

 

 

 

 

 

Problèmes posés :

 

- Quel est le palier de spéciation atteint par ces différentes Zygènes ?

 

- Comment s'explique leur répartition ?

 


FICHE 5         L'ADAPTATION DIVERGENTE CHEZ LES "DEMI-DEUIL".

 

Selon les auteurs, Melanargia lachesis est considéré comme sous-espèce de M. galathea ou comme espèce distincte.

 

I - Peuplements des deux Melanargia.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

       II - Etude d'une zone de contact dans les Corbières.

 


Composition de 3 échantillons

observés le même jour :

 

1 - Col de la Croix dessus :

      30 M. lachesis;

2 - Col de Grès : 12 lachesis

      14 galathea, 7 hybrides;

3 - Soulatgé : 35 galathea.

Problèmes posés :

 

- Pourquoi parle-t-on d'adaptation divergente ?

           

- Comparer la proportion d'hybrides et l'extension de la frange d'hybridation

  à celles observées chez Z. filipendulae.

 

- Comment comprendre que les deux peuplements ne se mêlent pas ou ne se confondent pas ?

  Faut-il conclure à l'existence de deux espèces distinctes ou d'une seule ?


FICHE 6         ADAPTATIONS TROPHIQUES ET ÉVOLUTION CHEZ LES "DAMIERS".

 

Le groupe des Damiers, Euphydryas et Melitaea au sens large, compte une trentaine d'espèces en Eurasie et quelques unes en Amérique du Nord. Chaque espèce pond sur une ou quelques espèces végétales nourricières des chenilles, toutes apparentées botaniquement et chimiquement par les composés qu'elles renferment. En France, les sous-espèces du Damier de la Succise, Euphydryas aurinia, illustrent à elles seules cette spécificité trophique.

 

Sous-espèces d' E. aurinia et leurs plantes-hôtes, en France.

Ssp. d'E. aurinia

Biogéographie

Plantes-hôtes

aurinia aurinia

aurinia xeraurinia

aurinia provincialis

aurinia beckeri

aurinia pyrenes-debilis

 

aurinia glaciegenita

Zones humides. 0 à 1800 m env.

Coteaux ±Erreur! Signet non défini. secs du sud

Sud-est à basse altitude

Pyr.Or. à basse altitude

Pyr.Or. de 1500 à 2500 m

 

Alpes vers 2000 m et plus

Succise

Scabieuse, Knautie

Céphalaire

Chèvrefeuille

Succise puis Gentiane alpine après 2000 m.

Gentiane de Koch

 

 

Elevage d'hybrides sur les plantes-hôtes parentales.

 Parents                                     Plante d'élevage des chenilles                  Nbre d'imagos

provincialis

         X               =        1 ponte          ÚErreur! Signet non défini.            Chèvrefeuille .................................. 133 

˜Erreur! Signet non défini.   beckeri

 

Erreur! Signet non défini.    beckeri                                          ÛErreur! Signet non défini.           Chèvrefeuille  ................................. 162

         X               =        2 pontes              

˜Erreur! Signet non défini. provincialis                                     ÙErreur! Signet non défini.          Céphalaire  ......................................... 3

 

Erreur! Signet non défini. provincialis                                     ÛErreur! Signet non défini. Erreur! Signet non défini.       Céphalaire  ..................................... 134

         X               =        2 pontes

˜Erreur! Signet non défini.   aurinia                                          ÙErreur! Signet non défini.          Succise  .............................................. 0

 

Erreur! Signet non défini.   aurinia                                           ÛErreur! Signet non défini. Erreur! Signet non défini.      Céphalaire  ....................................... 36

         X               =        4 pontes

˜Erreur! Signet non défini. provincialis                                     ÙErreur! Signet non défini.          Succise  .............................................. 2

 

 

            Problèmes posés :

 

            - Quelle est la nature de la spécificité trophique observée ?

 

            - Quelles hypothèses expliqueraient la diversification  des sous-espèces d'E. aurinia et,

               par analogie, la spéciation dans ce groupe de Lépidoptères ?


FICHE 7                                     VARIATION DES PIÈCES GÉNITALES CHEZ LA NOCTUELLE DE L'AUBÉPINE,

ALLOPHYES OXYACANTHAE L.

 

Cette Noctuelle, commune en Europe, présente partout la même ornementation  bariolée qui la rend très peu visible au repos sur les rochers, les troncs, etc... Les mâles portent des appendices abdominaux en pinces, les valves, qui maintiennent la femelle pendant l'accouplement et on a constaté que la conformation de ces pièces chez les Allophyes de la péninsule ibérique diffère fortement de celle connue partout ailleurs en Europe continentale. (Fig. 1). On a ainsi séparé l'espèce alfaroi Ag., d'A. oxyacanthae L. La découverte d'une troisième conformation en Corse, a justifié de même la description d'A. corsica Spuler. (Fig. 1b.). Des études récentes remettent en question ces séparations en établissant l'existence de structures de type corsica dans le sud de la France. De plus, ces caractères se recombinent indépendamment à d'autres caractères d'alfaroi et d'oxyacanthae dans les populations du Roussillon, de la région toulousaine, etc... (Fig. 2 ci-dessous).

 

Problèmes posés :

 

- Comment s'explique le polymorphisme des valves des mâles par rapport à la stabilité de l'ornementation de ces papillons ?

           

- Quels arguments permettent d'affirmer que la structure génétique de l'ensemble du peuplement européen est très probablement celle d'une espèce unique ?


FICHE 8         STRUCTURATION DU GÉNOME

 

Chez les Lépidoptères, les chromosomes appartiennent généralement au type holocentrique, de forme plus ou moins globuleuse. Leur nombre moyen et le plus fréquent est n = 30. Chez les "Petits bleus" du genre Polyommatus, au sens large, on observe les formules chromosomiques ci-dessous, en métaphase haploïde.

 

1 - Polyommatus syriaca

2 - P. zuleika

3 - P. bellargus

4 - P. coridon

5 et 6 - Hybrides coridon X bellargus

7 - P. golgus

8 - P. agester

9 - P. atlantica

(Probablement le nombre de chromosomes le plus élevé connu chez les Animaux).

 

Problèmes posés :

 

- Comment comprendre une telle diversité chez ces espèces relativement voisines ?     Quelles conséquences évolutives peuvent avoir ces variations ?

           

- Les formules 5 et 6 ont été relevées chez des hybrides naturels, P. coridon X

P.  bellargus, fertiles sur une ou deux générations. Que peut-on en déduire ?

 


 

FICHE 9         DESCENDANCE D'UN MALE MUTANT ROUX D'EUPHYDRYAS AURINIA.

 

            Un mâle totalement roux ferrugineux, apparu dans un élevage en 1983, s'est accouplé avec une femelle normalement ornementée. Le caractère roux a été suivi pendant 4 ans au travers de croisements partiellement rapportés ici. La mutation n'a, semble-t-il, jamais été observée dans la nature. Les mutants ont montré, en moyenne, une durée de vie courte et une mauvaise résistance à l'exposition au soleil.

 

                                          Croisement  normale  X  ˜ roux.

 

Problèmes posés :

 

- Déterminer le mode de dominance du gène muté. Est-il autosomique ou lié aux chromosomes sexuels ?

 

- Etablir les génotypes des parents et descendants de ces croisements.

           

- Quelle peut être l'incidence de ce type de mutation dans la spéciation ?


FICHE 10       LE POLYMORPHISME PHÉNOTYPIQUE AU SEIN DE L'ESPÈCE

                             CHEZ L'ARGUS BLEU-NACRÉ (Polyommatus coridon).

 

 

 

Chez les "Petits-Bleus" ou "Argus", seul le mâle est ordinairement bleu, la femelle étant brune; cependant des femelles bleues existent dans certaines populations.

 

D'autres populations à fort pourcentage de femelles bleues, jusqu'à 100%,

sont connues en Espagne et en Italie.

 

 

 

Problèmes posés :

 

- La répartition des femelles bleues peut-elle être corrélée avec des facteurs environnementaux, géographiques, climatiques, etc, ou doit-elle être considérée neutre vis à vis de ces facteurs ?

                                                                                                                                                                                

- Un tel polymorphisme représente-t-il un avantage évolutif pour l'espèce considérée ?

Remarque : on a démontré que bleu est récessif par rapport à brun.

 


FICHE 11       POLYMORPHISME GÉNOTYPIQUE INTRASPÉCIFIQUE.

 

            L'activité des organismes est dirigée par les enzymes du métabolisme général, intracellulaires, elles-mêmes produites par les gènes qui les contrôlent. Pour un gène pluriallélique, les individus d'une même population peuvent synthétiser des molécules enzymatiques différentes, séparables par migration dans un champ électrique selon leurs charges et leurs masses, c'est à dire par électrophorèse. On distingue ainsi les allèles présents à un locus donné et on établit les génotypes d'une population pour un ou plusieurs gènes. Certains gènes se révèlent strictement monomorphes si tous les individus, homozygotes, ne portent qu'un seul et même allèle. D'autres gènes, polymorphes, sont représentés par plusieurs allèles qui occupent le locus considéré à des fréquences différentes.

            Les fréquences de 5 allèles codant pour la phosphoglucomutase (PGM) ont ainsi été établies, en pourcentage pour 20 mâles, dans diverses populations de Lysandra hispana H.S. du sud de la France et du nord de l'Espagne.

 

      

 

      Guera : Aix-en-Diois                        Lauroux                                      Uzés

 

      

 

                 Barjols                                  Montllobat                                  Atares

 

L'allèle le plus fréquent est noté 100, les autres sont repérés en fonction de leur écart mesuré en cm sur le gel d'électrophorèse.

 

Problèmes posés :

 

- Quelles informations apporte ce type d'études sur la structure génotypique d'une espèce ?

 

- Comment comprendre les disparités mises en évidence ?

 

- Quel intérêt ou quel risque cela constitue-t-il pour l'espèce ?


FICHE 12       POLYMORPHISME GÉNOTYPIQUE INTERSPÉCIFIQUE.

 

                Dans les Hautes-Alpes, près de Châteauneuf-de-Châbre, volent ensemble 3 espèces voisines : Lysandra (=Polyommatus) hispana (H.S.), L. coridon (Poda) et L. bellargus (Rott.) Les fréquences alléliques ont été déterminées, en pourcentage sur des échantillons de 20 mâles, pour 3 gènes codant les enzymes : PGM, phosphoglucomutase, GPI, glucose phosphate isomérase, MDH, malate déshydrogénase.

 

Lysandra hispana

 

      

 

Lysandra coridon

 

    

 

Lysandra bellargus

 

      

L'allèle c' de la MDH n'a été trouvé ni chez L. hispana ni chez L. coridon.

 

Problèmes posés :

 

- Quelles caractéristiques présente la variation allélique comparée chez ces trois espèces ?

           

- Quelles conséquences adaptatives et évolutives peuvent en découler ?

           

- Pour l'étude des populations et de la spéciation, quels intérêts offre la méthode utilisée ?


FICHE 13       UNE STASE ÉVOLUTIVE DANS LE GENRE EUPHYDRYAS.

 

Répartition d'Euphydryas iduna Dalman.

 

D'une station à l'autre, E. iduna ne présente pas de variations morphologiques importantes.

Quatre autres espèces voisines, mais bien tranchées, se localisent :

- dans les Alpes :                                             E. intermedia;

- dans les Alpes et les Balkans :                       E. cynthia;

- au nord de l'Europe et en Russie :                  E. maturna;

- dans les montagnes Rocheuses du Montana : E. gillettii.

Ces espèces paraissent toutes remarquablement stables, bien qu'elles constituent généralement de petits peuplements épars.

 

Problèmes posés :

 

- En quoi les observations faites chez ces Euphydryas semblent elles remettre en question les mécanismes évolutifs ?

 

                           - Quelles hypothèses pourraient expliquer la stabilité observée ?

 

LA SPÉCIATION DANS LE GROUPE D'EREBIA TYNDARUS.

 

 

 

 

Ornementation alaire d'espèces voisines du genre Erebia, caryotypes (formules haploïdes = n chromosomes) et forme des valves de l'appareil copulatoire des mâles. (Ces pièces maintiennent l'abdomen des femelles pendant l'accouplement).

 

1 - E. calcarius;          2 - E. cassioides;        3 - E. tyndarus;

4 - E. nivalis;              5 - E. hispania;           6 - E. iranica.

Cette dernière espèce habite certaines zones subalpines d'Asie Mineure.

 

Données complémentaires :

 

Dans les Pyrénées, cassioides et hispania entrent en contact sans hybridation mais s'excluent réciproquement d'un même biotope.

Dans les Alpes, les mêmes relations s'établissent entre nivalis et tyndarus ou nivalis et cassioides.

Les hybridations expérimentales réalisées entre plusieurs de ces espèces ont révélé la stérilité des hybrides obtenus. La forme des valves ne constitue pas un obstacle à ces accouplements.

 


 

 

Répartition géographique des espèces du groupe d'Erebia tyndarus en Europe.

1 - Erebia calcarius    2 - Erebia cassioides 

3 - Erebia tyndarus    4 - Erebia nivalis

5 - Erebia hispania

               

Une trentaine d'autres espèces appartenant au genre Erebia, toutes très sombres ou noires, peuplent les mêmes biotopes d'altitude. Le groupe d'E. tyndarus constitue un complexe spécifique homogène qui tranche parmi les autres Erebia plus diversifiés.

 

Comment peut-on concevoir la spéciation dans ce groupe de Lépidoptères gravitant autour d'Erebia tyndarus ?

 

Une équipe de chercheurs italiens a présenté en 1992 les résultats d’électrophorèses d’enzymes réalisées chez ces mêmes Erebia. L’interprétation des analyses conduit à séparer deux groupes de populations au sein d’E. cassioides : le peuplement des Alpes Centrales et Orientales opposé à l’ensemble Occidental occupant les Apennins, l’ouest des Alpes, les Pyrénées et les Monts Cantabriques. Les distances génétiques entre les deux groupes apparaissent significatives bien que relativement faibles.

Comment ces nouvelles données s’intègrent-elles aux précédentes ?


L'ISOLEMENT GÉOGRAPHIQUE ET SA RÉALISATION.

 

1 - Le peuplement d'Erebia pandrose Borkhausen, le "Grand Nègre bernois". (Fiche 1)

Interprétation:

                                                                                                                                                                                 Les populations actuelles se localisent dans l'extrême nord européen ou en altitude sur les reliefs. Les chenilles n'étant pas strictement tributaires d'une espèce végétale, ce sont vraisemblablement les facteurs climatiques qui déterminent cette répartition : l'espèce apparaît liée à des milieux froids.

Remarque : les mêmes exigences biologiques se retrouvent chez les autres Erebia, plus de 30 espèces européennes boréo-alpines ou endémiques d'altitude, toutes de coloration très sombre ou totalement noires. Il s'agit donc de caractéristiques communes à tout le genre Erebia.

Le morcellement de l'aire d'E. pandrose traduit la réponse de l'espèce à des fluctuations climatiques récentes, en rapport avec les glaciations quaternaires. Le scénario le plus simple doit comporter une première séquence d'expansion : l'espèce adaptée aux climats froids, favorisée par un ou plusieurs refroidissements, s'étend vers le sud. Le réchauffement relatif actuel entraîne, à l'inverse, un reflux en Scandinavie ou en altitude. Les populations réfugiées sur les sommets constituent alors de véritables peuplements insulaires piégés par la variation climatique.

 

2 - Le peuplement d'Helleia helle Schiffermüller. (Fiche 2)

Interprétation :

                                                                                                                                                                                 La distribution européenne de l'espèce se rapproche de celle d'Erebia pandrose. Cependant les populations isolées ne semblent pas strictement liées aux climats d'altitude mais plutôt aux biotopes froids et suffisamment humides qui permettent le développement des plantes-hôtes de l'espèce. La répartition actuelle résulterait ainsi de l'extension des zones humides sous un climat froid puis d'une régression ne laissant subsister que quelques populations dans des biotopes résiduels liés à des situations stationnelles particulières.

L'isolement résulte donc ici de la combinaison de facteurs climatiques, édaphiques et trophiques pour les larves.

Remarque : Ces populations constituent actuellement des reliques subglaciaires associées à un cortège floristique caractéristique des tourbières, très fragile.

                                                                                                                                                                                 L'étude d'Helleia helle peut être complétée comme suit :

les populations de l'est de la France, du Massif Central, des Pyrénées, etc, ont été séparées en sous-espèces différant par certains caractères morphologiques des papillons. Comment s'expliquent de telles différences ?

                                                                                                                                                                                 Les variations morphologiques relevées traduisent évidemment la dérive génétique et les pressions de sélection différentes s'exerçant sur chaque isolat.

 

3 - Conclusion.

                                                                                                                                                                                 Les fluctuations du climat peuvent suffire à produire le morcellement et l'isolement géographique des populations liées directement ou indirectement aux facteurs climatiques par leurs exigences biologiques.

                                                                                                                                                                                 La colonisation d'un archipel par des espèces migratrices ou introduites fortuitement conduit à des situations analogues de même que les manifestations tectoniques de dérive, orogenèse, etc...

                                                                                                                                                                                 Les être vivants peuvent encore générer eux-mêmes les conditions de leur ségrégation en sous-ensembles isolés par leur comportement ou par des modifications chromosomiques dont ils sont le siège. Des exemples d'isolements comportementaux ou chromosomiques sont donnés plus loin par l'étude des Euphydryas et des Lycènes. Fiches 6 et 8.

 

RETOUR EN CONTACT ET NIVEAU DE SPÉCIATION

 

1 - Le contact entre Mellicta aurelia Nickerl et M. parthenoides Keferstein. (Fiche 3)

                                                                                                                                                                                 L'appartenance au même genre et le graphisme très voisin des ailes montrent la très proche parenté de ces deux Mellicta. De plus elles fréquentent les mêmes biotopes et leurs plantes-hôtes sont communes ou apparentées de sorte qu'il est impossible de pronostiquer leur appartenance à une ou deux espèces à partir de ces seuls critères. En revanche, leur cohabitation sans échange génique témoigne immédiatement de leur séparation spécifique.

                                                                                                                                                                                 Les situations biogéographiques actuelles résultent de la dynamique postglaciaire des peuplements. La péninsule ibérique a servi de refuge à M. parthenoides de même qu'à l'ensemble des espèces refoulées vers le sud-ouest de la France par l'extension de l'inlandsis polaire. Cependant la séparation spécifique des Mellicta aurelia et parthenoides, relativement bien tranchée, remonte à une époque certainement antérieure au dernier épisode glaciaire.

 

 

2 - Le contact entre deux formes de Zygaena filipendulae L. (Fiche 4)

Interprétation :

                                                                                                                                                                                 Les formes à "5 taches ½" apparaissent au contact du peuplement espagnol à 5 taches et des formes à 6 taches, traduisant le brassage de ces caractères sur des dizaines de km. De plus, les données expérimentales établissent la fertilité de ces formes intermédiaires. Un échange génique sans restriction se réalise ainsi entre populations à 6 et 5 macules qui ne représentent donc, au plus, que des sous-espèces d'une même espèce.

                                                                                                                                                                                 Les populations à 5 macules apparaissent confinées aux régions les plus chaudes de l'aire de l'espèce, méditerranéennes en particulier; elles pourraient donc représenter une forme mieux adaptée à ces contraintes climatiques et inversement pour le type à 6 taches. Le caractère marquerait alors une divergence adaptative, celle-ci ne s'accompagnant pas d'une séparation spécifique. Le retour en contact, vraisemblablement provoqué ici par le réchauffement climatique, a alors pour conséquence une augmentation du polymorphisme de l'espèce, traduite notamment par la réalisation des formes intermédiaires.

 

 

3 - Documents complémentaires.

                                                                                                                                                                                 Une analyse plus large du peuplement de Zygaena filipendulae a été effectuée, notamment en France. Des formes à 5 et 6 macules viennent également en contact dans le sud-est : la carte établie pour cette région peut-être comparée à celle obtenue dans les Pyrénées-Orientales. Enfin, les proportions des deux formes dans quelques stations de l’Aude, de l’Aveyron, de l’Hérault, etc montrent les rapports établis avec le peuplement est-pyrénéen.

 

                        A - Peuplement dans le sud-est de la France.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Répartition qualitative des formes de Z. filipendulae  L.

 dans le sud-est de la France.

 

Jura : 1, Lamoura. - Haute-Savoie : 2, Megève. - Isère : 3, Le Bourg-d'Oisans; 4, Les Deux-Alpes. - Hautes-Alpes : 5, col du Lautaret; 6, montée du Granon; 7, Gap; 8, col de Fay. - Drôme : 9, col de Menée; 10, col de Cabre; 11, Crest; 12, forêt de Saou; 13, Dieulefit; 14, col du Fay; 15, col de Perty; 16, col Saint-Jean; 17, Séderon et montagne de Bergies; 18, col de la Croix de l'Homme Mort. - Vaucluse : 19, Mont Ventoux; 20, Sault; 21, Lagarde; 22, Saint-Martin-de-Castillon; 23, Grand Luberon; 24, Vitroles. - Alpes-de-Haute-Provence : 25, Simiane-la-Rotonde; 26, Saint-Michel-l'Observatoire et col de Val-Martine; 27, Dauphin; 28, montagne de Lure; 29, forêt de Valbelle; 30, col d'Ayens; 31, Digne; 32, Annot; 33, Entrevaux; 34, Barcelonnette. - Alpes-Maritimes : 35, Esteng; 36, Auron; 37, Valdeblore, La Colmiane, Saint-Martin-Vésubie, Venanson; 38, Lantosque; 39, Lévens; 40, Saint-Blaise, mont Cima; 41, mont Pacanaglia, Nice; 42, Ranguin, Mandelieu. - Var : 43, Fréjus, Villepey, Roquebrune; 44, Saint-Tropez; 45, La Garde; 46, La Foux; 47, Collobrières; 48, Bormes; 49, Hyères; 50, forêt de Janas, Six-Fours; 51, Mazaugues; 52, Les Glacières, Sainte-Baume; 53, Saint-Maximin, Seillons. - Bouches-du-Rhône : 54, Saint-Martin-de-Crau.

 

 

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    B - Des Pyrénées méditerranéennes au sud du Massif Central.

 

Secteurs et localités

5 taches

Intermédiaires

6 taches

Sud-est des Pyrénées-Orientales

Coustouges (sur plus de 5 ans)

Sainte-Colombe, Camélas

 

Centre des Pyrénées-Orientales

Betllans, Tarrérach

 

Nord des Pyrénées-Orientales - Aude

Col Saint-Louis, Col de la Fage, Col de Redoulade, Périllos

 

Larzac, est de l'Aveyron

Le Coulet, Dargilan, Sainte-Rome de-Dolan,

Larvernhe (près Séverac)

 

Hérault (près Montpellier)

Sète, Balaruc, Issanka, Cournontéral, Viols-le-Fort

 

Gard

Alès et Bagard

 

100%

100%

 

 

35

 

 

 

17

 

 

 

0

 

 

0

 

 

0

 

0

0

 

 

12

 

 

 

24

 

 

 

10

 

 

5

 

 

2

 

0

0

 

 

0

 

 

 

23

 

 

 

20

 

 

13

 

 

15

 

        Proportion des formes récoltées dans quelques stations caractéristiques.

 

Interprétations.

 

            La localisation générale des formes intermédiaires désigne évidemment celles-ci comme produit mixte de la rencontre des peuplements à cinq ou six macules.

            Le brassage des caractères morphologiques s'observe sur des dizaines, voire des centaines de kilomètres et aucune restriction de fertilité ne se manifeste sur le terrain.

            En élevage, les formes à cinq ou six macules se sont révélées pures; en revanche, des individus à six taches, cinq taches un quart et cinq taches ont été obtenus simultanément de la ponte d'une femelle à cinq taches et demi. La réalisation de ces combinaisons intermédiaires multiples désigne a priori un système polygénique, probablement assez simple, mais une étude expérimentale suivie demeure indispensable pour définir le mode héréditaire régissant le nombre de macules.

            Si l'expérimentation réalisée ne présente encore qu'un caractère exploratoire, elle n'en confirme pas moins les observations de terrain : les formes à cinq ou six macules sont bien cospécifiques.

            Au sein des populations naturelles, le brassage génique lié à la panmixie semble assurer la circulation des allèles, puisque la réduction de la sixième macule, par exemple, se retrouve généralement très loin de tout peuplement à cinq taches. Les cartes dressées pour la zone de contact des Pyrénées méditerranéennes ou pour le sud-est, indiquent clairement cette diffusion du caractères "cinq taches" à partir de l'Espagne ou de l'Italie dans le peuplement à six taches du reste de l'Europe.

            La persistance de quelques populations à six macules, essentiellement localisées sur le littoral, semble confirmer cette interprétation. Tels apparaissent les peuplements de Sète, Villeneuve-lès-Maguelone, puis de Fréjus, des étangs de Villepey, Saint-Tropez, Hyères, etc. (sous-espèce callimorpha Dujardin). Toutes ces stations, liées aux zones humides littorales, se trouvent sub-insularisées, au même titre que le lido de Venise, où vole également une grande forme à six taches. Toutes sont aussi menacées de destruction par l'urbanisme...

 

ISOLEMENT ET DIFFÉRENCIATION DES POPULATIONS

 

1 - L'adaptation divergente chez les Melanargia ou "Demi-deuil". (Fiche 5)

Interprétation :

            Les populations de M. galathea les plus claires existent en Normandie, les plus sombres dans le sud-est de la France, l'Italie et la Grèce : la mélanisation de l'espèce semble suivre le gradient des températures.

            En revanche, M. lachesis confiné à la péninsule ibérique et au Languedoc-Roussillon apparaît toujours plus clair que M. galathea. Il se serait adapté aux biotopes xériques et chauds par albinisme, la réduction des macules noires entraînant une moindre absorption de chaleur.

Remarque : Chez M. galathea les écailles mélanisées réduiraient la perte d'eau (?). Cependant dans le midi de la France, cette espèce fréquente plutôt les endroits relativement frais, les bois clairs, les lisières et allées forestières, etc. En revanche, M. lachesis vole au plein soleil estival.

            Dans l'échantillon du col de Grès, les hybrides ne représentent guère plus du 1/5 du total et le contact entre les deux Melanargia n'excède pas quelques km., situation très différente de celle observée pour les formes de Z. filipendulae. De plus aucun caractère de l'un des deux taxons ne se retrouve chez l'autre. (Pas d'introgression). La faiblesse des échanges géniques démontre qu'il s'agit donc de deux espèces bien qu'elles ne soient pas totalement séparées par une interstérilité stricte. (Pas de barrière pré-copulatoire). Ce résultat semble logique puisque l'hybride réalise une combinaison désavantageuse par rapport à l'un ou l'autre type adaptatif des deux espèces. La spéciation résulterait donc ici d'une divergence adaptative.

 

2 - Les adaptations trophiques chez les "Damiers". (Fiche 6)

Interprétation :

            Considérée globalement, l'espèce E. aurinia se révèle plus ou moins polyphage, au moins oligophage. La monophagie des différentes populations pourrait être alors comprise comme exploitation de la plante-hôte possible présente dans tel ou tel biotope. Les résultats des élevages des hybrides infirment ce raisonnement; ils démontrent que la spécificité trophique procède d'un déterminisme génétique.

            Il est raisonnable d'admettre qu'E. aurinia a conquis ses divers biotopes de proche en proche, en particulier en altitude, en colonisant dans chacun la plante-hôte compatible avec ses exigences trophiques et ses possibilités métaboliques. Le végétal a du servir de filtre écologique, sélectionnant les individus aptes à se développer à la fois sur la nouvelle source de nourriture et dans un biotope nouveau. Les pressions de sélection exercées par les différents milieux ont ensuite conduit à la réalisation des diverses sous-espèces. Celles-ci demeurent cependant interfertiles et le palier spécifique n'est donc pas atteint.

            Les espèce voisines, des genres Euphydryas et Melitaea, demeurant tributaires des mêmes contraintes trophiques, ont du suivre le même processus de diversification adaptative mais sont en outre parvenues à l'isolement reproductif. Le problème majeur reste alors d'établir si cet isolement résulte d'une évolution quantitative par l'accumulation de mutations sélectionnées par le milieu et conduisant à l'incompatibilité génétique ou si celle-ci se trouve acquise à un moment quelconque, qualitativement, par modification d'un ou quelques gènes cruciaux. Dans cette dernière éventualité, évolution adaptative et spéciation peuvent être totalement indépendantes.


Documents complémentaires.

            La réalité des affinités trophiques pour les genres Euphydryas et Melitaea peut être aisément établie en rapportant la liste des plantes-hôtes de ces papillons à la classification botanique de L. Emberger ou d'autres systèmes phylétiques actuels. (p.     et   ).

 

Remarques complémentaires :

            Les divergences adaptatives semblent évidentes lorsque l'on rapproche les sous-espèces d'E. aurinia entre elles. Ainsi E. aurinia beckeri Led. est une grande forme brillamment colorée dans les tons rouges, répandue en Espagne et dans le Roussillon en France; elle vit à faible altitude sur quelques Chèvrefeuilles (Lonicera etrusca et L. implexa en particulier). E. aurinia pyrenes-debilis Verity, petit, très sombre, fréquente les pelouses subalpines de l'est pyrénéen, vers 2000-2500 m., et ses chenilles vivent surtout sur Gentiana alpina. Ces deux sous-espèces produisent des hybrides expérimentaux fertiles et abondants au-delà de la F1. Un hybride très voisin, E. aurinia kricheldorffi Collier existe d'ailleurs naturellement dans les Monts Cantabriques. Les pressions de sélection dissemblables, très fortes aussi bien en altitude qu'en zone méditerranéenne, n'ont donc pas altéré l'interfertilité. Enfin, d'autres considérations laissent penser que ces deux taxons sont restés longtemps isolés...

            Si la séparation des Demi-Deuil peut résulter d'une divergence adaptative, les aurinia montrent que la réciproque ne se vérifie pas : la diversification induite par l'environnement n'implique pas nécessairement l'incompatibilité génique... L'exemple suivant, fondé sur un autre mode de diversification, complétera ces observations.

 

3 - Variations des pièces génitales chez la Noctuelle de l'Aubépine, Allophyes oxyacanthae L.   

     (Fiche 7)

 

Interprétation :

            L'aspect extérieur du papillon assure la protection contre les prédateurs; coloration et graphisme cryptiques sont donc vigoureusement sélectionnés partout où existe l'espèce. En revanche, les valves ne sont pas soumises à la même pression de sélection et toute mutation peut être indifféremment conservée si elle n'entrave pas les facultés procréatrices. Des espèces morphologiquement semblables peuvent ainsi différer considérablement par leurs "genitalia" (ensemble des pièces copulatrices).

            La configuration de la valve droite de corsica apparaît sensiblement intermédiaire entre oxyacanthae et alfaroi. Or cette structure se localise précisément dans la zone du contact géographique entre ces deux derniers taxons. De plus la recombinaison des caractères traduit un échange génique sans restriction entre les différentes populations en contact. A. oxyacanthae et A. alfaroi ne sont donc pas isolés génétiquement et les formes de type corsica ne constituent pas une entité distincte. Cependant la rupture des flux géniques, du fait de l'insularité de la Corse, a pu conduire à la réalisation d'un type plus homogène dans cette île.

 

Conclusions.

            La sélection adaptative s'exerce indépendamment et à des vitesses variables sur les caractères d'une espèce; ceux soumis à des pressions de sélection fortes et constantes varient très peu... Ces mécanismes, concomitants de la spéciation, peuvent interférer avec cette dernière mais sans lien nécessaire. La séparation spécifique n'intervient que si l'interfertilité n'est plus possible ou conduit à des résultats désavantageux.

 

                  PLANTES NOURRICIÈRES DES EUPHYDRYAS ET DES MELITAEA

 

Plantes-hôtes des chenilles

Principales espèces ou sous-espèces

Europe                                  Amérique

CAPRIFOLIACÉES

- Chévrefeuilles

 

- Symphorine

 

DIPSACACÉES

- Succise

 

 

- Scabieuses

- Knautie

- Cephalaire

 

 

GENTIANACÉES

- Gentiane alpine

- Gentiane de Koch

 

- Gentianes diverses

 

BORRAGINACÉES

- Mertensis ciliata

 

SCOPHULARIACÉES

- Molène

- Linaires

- Linaires,

  Véroniques,

  Mélampyre

- Scrophulaires

  américaines diverses

- Castilleja, Orthocarpus

  Collinsia, Pedicularis

- Chelone glabra

- Pentstemon

- Besseya alpina

 

PLANTAGINACÉES

- Plantains divers

 

 

 

- Plantain alpin

 

E. intermedia

E. aurinia beckeri

 

 

 

E. aurinia aurinia

E. aurinia pyrenes-debilis

(en partie < 2000 m)

E. aurinia xeraurinia

E. aurinia xeraurinia

E. aurinia provincialis

E. desfontainii

 

 

E. aurinia pyrenes-debilis

E. aurinia pyrenes-debilis

E. aurinia glaciegenita

M. varia

 

 

 

 

 

M. trivia

M. deione

M. didyma; M. diamina

M. aurelia; M. deione;

etc...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M. cinxia; M. didyma;

M. diamina; M. athalia;

M.parthenoides;M. aurelia;

M. britomartis

M. cynthia

 

 

 

E. chalcedona

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

E. chalcedona sierra

 

 

 

 

 

 

 

E. chalcedona

 

Différentes populations

d'E. editha

E. phaeton

E. anicia, E. colon

E. anicia en altitude

 

 

Différentes populations

d'E. editha et E. phaeton

 

                  Note : Les Dipsacacées n'existent pas en Amérique (Famille eurasiatique).

 

(Les principales familles n'ont été notées que dans la lignée IV)

 

            Cet auteur a proposé une classification des végétaux supérieurs en plusieurs lignées indépendantes établies à partir de l'organisation comparée des parentés chimiques, des données paléontologiques, de la biogéographie, etc...

 

ASPECTS GÉNÉTIQUES DE LA SPÉCIATION

 

1 - Structuration du génome. (Fiche 8)

Interprétation :

            Le dénombrement des chromosomes de certains caryotypes de Polyommatus évoque une polyploïdie : 24 - 45 - 88. Des remaniements chromosomiques par fusion, fractionnement, transfert, etc., doivent intervenir mais le type holocentrique des chromosomes ne facilite pas l'étude de ces phénomènes...

            La pulvérisation du génome augmente les possibilités de recombinaison de manière exponentielle et confère une plus grande liberté aux différents gènes. Ces facteurs favorisent la diversification des peuplements et ouvrent un large champ à la sélection adaptative, peut-être à des restructurations stables du génome (?). L'ensemble de ce groupe paraît actuellement en pleine crise de spéciation.

            Les plaques métaphasiques des hybrides présentent des appariements variables, ce que traduisent les numérations chromosomiques et les formes en croissant, très atypiques, visibles sur les figures. Cependant la production d'hybrides féconds après une ou deux générations entre espèces à formules chromosomiques très différentes montre que l'information génétique conserve une certaine cohérence en dépit des morcellements et réarrangements chromosomiques.

 

2 - Mutations.

Mutation rousse chez Euphydryas aurinia. (Fiche 9)

Interprétation:

            Le caractère réapparaissant à chaque croisement même avec des souches très différentes de celle d'origine, est nécessairement dominant. Tous les individus roux hybridés possédaient un génotype hétérozygote Rn, les autres une combinaison nn, comme le montrent les proportions des formes normales et rousses, d'environ 50%. Enfin, le gène muté n'apparaît pas lié aux gonosomes puisque transmis indifféremment par un mâle ou une femelle dans les mêmes proportions.

            Une dépression numérique par consanguinité est évidente dans les émergences de 1987.

            De manière générale, les résultats observés obéissent aux lois du monohybridisme mendéléien : la mutation pourrait concerner un gène contrôlant la fin de la chromatogenèse...

            La modification produite, très accusée, s'apparente à une "grosse mutation", rarement observée en milieu naturel et presque jamais persistante. Ce type de mutation n'a pratiquement pas d'incidence dans la spéciation.

 

Documentation complémentaire :          Mutation "sans diapause".

            Le cycle biologique d'Euphydryas aurinia, à faible altitude, s'établit typiquement comme suit :

 

            - Les imagos émergent en mai.

            - La ponte éclôt après un mois d'incubation environ;

            - les jeunes chenilles tissent un nid de soie et ont une activité grégaire jusqu'en juillet-  août;

            - elles entrent alors en diapause et ne reprennent leur activité qu'en février-mars, en se dispersant à leur dernière mue.

            - Chrysalide en avril.

 

            En août 1978, 10 chenilles d'un élevage provenant de Lozère ne sont pas entrées en diapause et ont continué à se nourrir. Elles ont produit des chrysalides puis des imagos en octobre et quatre pontes ont été obtenues, écloses en novembre 1978. L'élevage a été poursuivi en laboratoire et une deuxième génération de papillons (31 mâles et 37 femelles) a émergé courant janvier 1979, fournissant une ponte partiellement fertile. Les jeunes larves se sont dispersées et sont mortes début mars 1979 en conséquence probable de la consanguinité et de la nature inadéquate de la nourriture utilisée en hiver...

            L'observation établit ainsi la réalité d'une mutation modifiant une caractéristique biologique de l'espèce, ici la diapause. Le passage d'une race univoltine à une forme plurivoltine semble donc aisément réalisable et constitue une potentialité adaptative évidente.

 

3- Polymorphisme intra et inter-spécifique.

Le polymorphisme phénotypique au sein de l'espèce :

l'Argus bleu-nacré (Polyommatus coridon, Poda). (Fiche 10)

Interprétation :

            Aucune corrélation simple avec des facteurs climatiques ou géographiques ne semble expliquer la répartition des femelles bleues. La valeur adaptative de la mutation paraît nulle.

            Même si certains caractères d'une population paraissent neutres dans les circonstances spatio-temporelles où ils sont observés, ils constituent une réserve dans laquelle l'espèce pourra puiser si elle doit faire face à un changement de son environnement. Le polymorphisme permet encore la conquête de nouveaux biotopes par les individus porteurs des caractères les mieux adaptés au sein de l'espèce.

Remarque :

Le phénotype "femelle bleue" étant récessif doit se trouver vigoureusement sélectionné pour atteindre des proportions importantes, voire 100%. Il pourrait être lié à un autre gène conférant un avantage sélectif ou dépendre de comportements propres à l'espèce : les mâles pourraient "préférer" les femelles bleues, hypothèse à tester expérimentalement.

            Cependant la pigmentation alaire chez les Lépidoptères est tributaire d'un petit nombre de gènes, parfois un seul, il est donc possible que la mutation bleue ne soit pas apparue dans le peuplement du sud-est de la France, d'origine biogéographique différente de celle de l'ouest...

 

Le polymorphisme génotypique intraspécifique. (Fiche 11)

Interprétation :

            Les histogrammes traduisent la diversité génotypique des populations d'une même espèce, soit qualitative : elles ne renferment pas toutes les mêmes allèles et rarement leur totalité; soit quantitative : les proportions diffèrent pour les allèles qu'elles possèdent en commun, certains demeurant rares...

            De telles analyses renseignent sur les parentés phylétiques de l'ensemble du peuplement et sur l'importance des échanges alléliques entre populations géographiquement proches. Les fortes disparités indiquent que la divergence par mutation et dérive des petites populations se traduit rapidement dès que s'instaure une entrave aux flux géniques interpopulationnels. Un échantillonnage plus serré permettrait l'approche des comportements et de l'écologie propres à chaque espèce...

            La diversification génotypique des populations étend les potentialités adaptatives et évolutives d'une espèce par opposition à la relative homogénéité réalisée par la panmixie du peuplement, c'est à dire le brassage génétique entretenu sans restriction entre tous les individus. L'espèce risque cependant l'émiettement, la perte de son identité et l'extinction des populations qui ne possédent pas une réserve allélique suffisante en cas de modifications de leur environnement.

 

Le polymorphisme génotypique interspécifique. (Fiche 12)

Interprétation :

            Pour chaque gène, les trois espèces se séparent nettement soit par leurs proportions alléliques (PGM), soit par la possession d'allèles différents ou caractéristiques (MDH). En moyenne, L. bellargus révèle des loci moins polymorphes que chez les deux autres espèces.

            Il est clair que les trois espèces ne disposent pas des mêmes potentialités adaptatives et évolutives.

            Les comparaisons permettent ici la séparation des espèces surtout lorsqu'un locus diagnostic apparaît, comme l'allèle c' de la MDH chez L. bellargus. L'intérêt est particulièrement fort pour les populations sympatrides d'espèces très proches qui tendent à réaliser des phénotypes adaptatifs convergents.

            La variation géographique des fréquences alléliques peut encore traduire la réalisation d'échanges géniques interspécifiques exprimant alors le degré de parenté des espèces, c'est à dire l'ancienneté de leur séparation. Dans l'exemple retenu, L. bellargus paraît plus éloigné des deux autres espèces très proches l'une de l'autre.

 

4 - Une stase évolutive dans le genre Euphydryas. (Fiche 13)

Interprétation :

            L'aire totalement disjointe d'E. iduna et la dispersion extrème, de l'Europe à l'Amérique du Nord, d'autres espèces du même genre résultent certainement d'épisodes multiples d'extension, de régression et de migration. Par voie de conséquence, et compte tenu des distances géographiques considérables, il est logique d'admettre que ces populations sont séparées de longue date du peuplement ancestral. La quasi-identité de forme des iduna du Caucase, de la péninsule scandinave ou de Mongolie traduit alors une fixité surprenante des caractères de l'espèce qui semble ne pas répondre aux pressions environnementales qu'elle subit. On nomme stase cet arrêt évolutif.

            De telles observations semblent traduire une certaine homéostasie génétique, une forte cohérence de l'ensemble du génome : les gènes étroitement coaptés constitueraient une entité fonctionnelle éliminant les variations moins performantes. Il demeure possible cependant que la variation mutationnelle existe comme ailleurs mais qu'elle ne touche pas de caractères aisément perceptibles...

            Il est intéressant de rapprocher l'apparente fixité de ces peuplements disjoints de l'uniformité présentée par les espèces migratrices, quasi-identiques sur l'ensemble de la planète pour certaines, alors que l'on regarde généralement dans ce cas le brassage panmictique qu'elles réalisent comme cause d'homogénéité. Les deux processus ne se contredisent cependant pas et peuvent conduire indépendamment à des résultats analogues.

 

SPÉCIATION COMPLEXE DANS LE GENRE EREBIA

 

            Les connaissances acquises dans ce genre ont permis de séparer progressivement les espèces, parfois très proches comme elles le sont dans le groupe d'E. tyndarus. Les deux fiches (non numérotées) consacrées à ce complexe spécifique réunissent l'essentiel des données qui permettent d'établir le scénario général de la spéciation probable du groupe.

 

      Les éléments essentiels à considérer dans ce processus sont repris ci-dessous.

 

·      La mélanisation poussée étant commune à toutes les espèces du genre Erebia, l'adaptation aux fortes altitudes est certainement antérieure et indépendante de la spéciation étudiée.

·      Les similitudes morphologiques, y compris celle des valves de l'appareil copulateur des mâles, suggèrent une parenté proche entre les taxons considérés, non de simples convergences adaptatives.

·      Les disjonctions d'aires observées actuellement doivent résulter de plusieurs cycles d'extension-régression qui ont permis l'isolement des populations puis, après différenciation, leur migration pendant les périodes de refroidissement. Le parallèle exact avec les fluctuations climatiques reste à établir...

·      Cohabitation et interstérilité montrent que le palier spécifique doit être atteint pour tous les taxons. Cependant ceux-ci occupent les mêmes niches écologiques, à une altitude donnée, et la compétition interspécifique limite ainsi la sympatrie.

·      La forme des valves traduit l'aspect aléatoire des mutations et constitue un caractère de faible valeur adaptative, neutre vis-à-vis du milieu et sans incidence tant que l'accouplement n'est ni entravé ni favorisé de manière significative. Il en va probablement de même pour les faibles variations relevées dans l'ornementation alaire.

·      Les remaniements chromosomiques, par fusion ou morcellement, jouent certainement un rôle fondamental dans l'isolement reproductif. Les valeurs n=25 et n=51 pour hispania et iranica évoquent une diploïdie possible que semble cependant contredire l'éloignement géographique...

·      Les populations d'E. cassioides, les plus répandues et les plus dispersées géographiquement, peuvent traduire la disjonction la plus récente et demeurent les meilleures candidates à la poursuite de cette évolution.

Les analyses électrophorètiques récentes confirment les fractionnements successifs subis par le peuplement d’E. cassioides et la réalité de la divergence allélique des isolats. Elles établissent encore l’intérêt des études biogéographiques fines permettant de comprendre l’histoire des peuplements. Cependant les coupures repérées n’apportent aucune indication directe sur l’interfertilité ou l’interstérilité des populations et donc sur le palier de spéciation atteint. La fixation taxonomique au niveau subspécifique ou spécifique demeure conventionnelle pour les ensembles allopatriques et fondée ici sur la comparaison des distances génétiques aux taxons voisins. Tel est encore le problème posé par E. hispania de Sierra Nevada dont les alléles se séparent nettement de ceux du peuplement pyrénéen, indiquant une rupture ancienne des échanges géniques entre ces deux entités.


RÉFLEXION SUR LA NOTION D'ESPÈCE ET SUR LA SPÉCIATION

 

LE CONCEPT DE L'ESPÈCE.

            Les publications consacrées à ce sujet constituent une masse énorme de documents et d'opinions que nous n'avons ni la possibilité, ni la prétention, de présenter ici. Un survol de l'évolution de cette notion se révèle particulièrement instructif.

            La désignation binominale due à Linné, traduit le concept typologique de l'espèce : tout ce qui est conforme à l'exemplaire-type pris en référence appartient à l'espèce. Cette conception demeure à l'origine de la référence muséologique qui permet d'établir la nomenclature en accord avec les principes d'antériorité et autres règles nomenclaturales. Il s'agit du consensus international minimal, d'ordre administratif en quelque sorte, servant de garantie et de garde-fou... L’identification par l’image procéde encore du même esprit.

            Le critère de fécondité a été introduit avec Buffon et Cuvier : l'espèce est la collection des corps organisés, nés les uns des autres ou de parents communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux. Pendant longtemps, l'accroissement des connaissances n'a fait que diversifier les critères structuraux, morphoanatomiques et mixiologiques de l'espèce sans remise en question fondamentale.

            Ecologie et génétique des populations ont transféré ces concepts au niveau des populations, transformant ainsi la notion abstraite d'espèce en un ensemble territorialement limité constitué par un pool de gènes isolé de ses voisins.

            Enfin les ponctualistes, se fondant sur la paléontologie, ont mis en exergue la durée de l'espèce dans son cadre géologique; l'espèce est une stase dans un équilibre intermittent...

            Nous retiendrons donc les notions paraissant fondamentales et classiques : l'espèce peut être définie à partir des critères de similitude morpho-anatomique, d'interfécondité et d'identité génétique. Pour certains cependant, l'espèce demeure indéfinissable et seuls les individus qui la composent sont capables de se reconnaître entre eux ! Malgré ce, seule l'espèce est généralement considérée comme unité naturelle fondamentale par opposition aux taxons infraspécifiques et surtout supraspécifiques, tels le genre et le sous-genre, purement conventionnels.

            En fait, la variation est continue : il n'y a pas de différence de nature entre forme individuelle, morphe, sous-espèce, quasispecies ou semispecies et la multitude des catégories infraspécifiques qui ont été distinguées. Selon les fonctions qu'elles affectent, les mutations n'ont pas le même impact sur l'organisme et la sélection, influencée par une infinité de facteurs, diversifie à l'extrême les conséquences qu'elles engendrent. Tous les intermédiaires existent dans les degrés de séparation, jusqu'au niveau supraspécifique, et défient les tendances à la rationalisation de l'esprit humain, tenant en échec l'impérieux besoin de classement que fait naître chez l'entomologiste l'objet même de son étude...

 

LE MODÈLE ALLOPATRIQUE DE LA SPÉCIATION NÉODARWINIENNE.

            L'utilisation du terme spéciation ne se développe, en Lépidoptérologie en particulier, qu'avec la seconde moitié du XXème siècle. Elle traduit une meilleure perception de la disjonction d'une espèce initiale en deux nouvelles espèces, phénomène jusque-là inclus dans les processus évolutifs généraux, assez flous. Le modèle proposé intervient ici en conclusion de l'étude des quelques situations analysées précédemment.

            La persistance d'une espèce est assurée par le flux génique qu'entretient la reproduction des individus qui la composent, que ceux-ci constituent une population unique ou un peuplement plus ou moins dispersé. Toutes modifications géographiques, climatiques, comportementales, etc, supprimant les contacts entre populations créent des isolats qui évoluent alors séparément.

            De nombreux mécanismes, souvent recombinés de manière complexe, peuvent rendre compte de la divergence évolutive observée : le polymorphisme du peuplement initial engendre une répartition inégale et aléatoire des allèles dans les isolats (effet fondateur) qui s'accompagne d'une dérive génétique mutationnelle d'autant plus importante que la fraction isolée compte moins d'individus (évolution neutraliste). Les pressions de sélection exercées par les différents biotopes engagent certaines évolutions dans des voies adaptatives variées. De plus la diversité des conditions environnementales édaphiques, climatiques et biotiques induisent des réponses comportementales extrêmement variables qui justifient la boutade : "la spéciation demeure toujours un cas d'espèce".

            Le schéma général doit donc être regardé comme cas médian, de plus grande fréquence, et non comme enchaînement d'étapes obligées; la polyploïdie peut produire une spéciation immédiate, le mécanisme génétique créant lui-même l'isolement; inversement, des séparations longues et des divergences adaptatives n'impliquent pas un isolement reproductif; diverses stases évolutives suggèrent que la dérive génétique ne soit pas inéluctable, etc.

              Si la multiplicité des cas particuliers ne peut qu'être brièvement évoquée ici, sa réalité bannit toute interprétation systématisée, trop simplificatrice et surtout finaliste : le schéma proposé ne constitue pas une clé permettant la traduction standardisée des exemples proposés... Il convient donc, conformément à sa valeur d'hypothèse n'excluant pas d'autres interprétations, de l'utiliser avec précaution et surtout sans chercher à rationaliser de manière schématique les processus biologiques.

            Le retour en contact de populations géographiquement séparées, engendré à priori par des modifications inverses de celles qui avaient conduit à l'isolement, révèle l'interfertilité ou l'interstérilité des individus, c'est à dire leur aptitude à remettre ou non leur génome en commun. Si le critère paraît objectif et non ambigu, il demeure en fait difficile à mettre en oeuvre sur le terrain ou expérimentalement et de nombreux exemples de fertilité partielle ont été mis en évidence, donnant matière à la description d'une multitude de catégories intraspécifiques et subspécifiques.

            L'interfertilité traduit l'absence de spéciation. Il reste cependant possible de distinguer des sous-espèces si les deux peuplements demeurent parapatriques, séparés par une frange d'hybridation dans laquelle se recombinent les caractères raciaux. Du fait de ce brassage génétique, deux sous-espèces ne peuvent être sympatriques. Inversement l'interstérilité de fait, sur le terrain, marque une séparation spécifique traduite par la cohabitation. Dans le cas des espèces jumelles, aucune différence morphologique directement perceptible n'indique l'appartenance à l'une ou l'autre espèce.

            Parmi les nombreuses situations traduisant un échange génique limité entre deux populations, seule la quasispecies = semispecies Mayr 1978 (nec semispecies Mayr 1940) a été retenue à titre indicatif. Une interfertilité limitée, à un seul sexe par exemple, généralement dissymétrique, peut permettre à la population B d'acquérir des gènes de A : c'est le mécanisme d'introgression.

 


 


                        LA SPECIATION DANS LA PRATIQUE ENTOMOLOGIQUE COURANTE.

 

              Hormis dans quelques laboratoires, d'ailleurs de plus en plus rares à se consacrer à la Lépidoptérologie, les recherches par électrophorèse des protéines ou séquençage de l'ADN ne sont pas accessibles du fait de leur technologie et de leur coût. De plus, en se fondant uniquement sur des différences structurales, y compris à l'échelle moléculaire, aucun moyen ne permet actuellement d'affirmer que deux entités sont séparées "au niveau spécifique". Dans les cas les plus favorables, l'analyse des rapports qui s'établissent sur le terrain peut apporter une argumentation objective mais il n'existe pas de solution pour les peuplements allopatriques à l'exception peut-être d'une interstérilité expérimentale patente. Une part de subjectivité subsiste donc dans de nombreux cas pour fixer un statut spécifique ou subspécifique.

              Quelques pièges, bien qu'assez grossiers, doivent être écartés.

              Les caractères de reconnaissance d'une espèce ne constituent pas des critères de la spécificité. En particulier, une différence structurale se révèle d'autant plus "constante" chez les individus d'une "nouvelle" espèce, qu'elle constitue le seul critère de séparation ! cyclique se cache trop souvent dans les diagnoses sous des formes sophistiquées...

              La spéciation ne se ramène pas à l'évolution adaptative, c'est à dire à la sélection d'allèles différents. Elle passe par l'acquisition de gènes incompatibles entraînant l'arrêt des échanges géniques entre deux peuplements.

              Une autre difficulté réside dans les écarts de vitesse considérables se manifestant dans la réalisation des caractères adaptatifs. Des pressions de sélection fortes induisent des convergences adaptatives entre deux espèces sympatriques alors que se manifestent simultanément des divergences accusées entre sous-espèces cospécifiques allopatriques, différences pouvant porter en particulier sur les genitalia.

              Le mimétisme enfin pouvant achever d'embrouiller les pistes...

              Le tableau suivant regroupe l'essentiel des éléments intervenant dans la spéciation et tente de les répartir en arguments plaidant pour une espèce unique ou plutôt favorables à la séparation de deux espèces.

              Différents cas isolés doivent apporter nombre de contradictions à ces propositions, illustrant une nouvelle fois l'extrême diversification du vivant...

 



 

CRITERES CONSIDERES

 

 

MEME ESPECE

 

ESPECES DISTINCTES

DIFFERENCES MORPHO-ANATOMIQUES

Différence d'ordre quantitatif

Structures organisées différemment

Comparaison aux espèces voisines

Norme de variation du caractère

 

Structures intermédiaires présentes

 

 

+    +

-     -

Ecart plus faible

Variation unimodale ou bimodale

à large recoupement

+    +

 

-    -

+    +

Ecart du même ordre de grandeur

Deux variations indépendantes

 

-    -

DIFFERENCES BIOLOGIQUES

Cycle de développement

Emergences

Premiers états

Trophisme

Phéromones

 

 

Cycles synchrones

Même nombre

Identiques ou très voisins

Compétition

Actives pour tous les individus

 

Cycles décalés

Nombre différent

Différences qualitatives tranchées

Régimes différents, sans concurrence

Réponses variables

RAPPORTS SUR LE TERRAIN

Distribution géographique

Biotope

Cohabitation

 

Sans signification

Se remplacent dans le même biotope

Allopatrie ou parapatrie; sympatrie impossible

 

 

Plutôt sphères faunistiques différentes

Occupent plutôt des biotopes différents

Sympatrie totale ou partielle

ECHANGES GENIQUES

Sympatrie

Parapatrie

 

 

Allopatrie

 

0   0   0

Recombinaison des caractères avec

 % des hybrides > parents

dans une large zone d'hybridation

Interfertilité expérimentale des F1

 

Ségrégation absolue des caractères

Introgression possible. Seule mise en commun de gènes sur une frange limitée avec % des hybrides < parents.

Fertilité des F1 réduite ou nulle

 

 

 

SPÉCIATION ET ÉVOLUTION

 

         Certains voient dans la spéciation le pas élémentaire résultant de l'évolution néo-darwinienne gradualiste. L'argument fondamental opposé à ce point de vue réside dans la difficulté de concevoir deux plans d'organisation, du niveau des Embranchements, dérivant d'un même plan initial. Des formes ambiguës, actuelles et passées, existent cependant aux confins des Echinodermes et des Cordés par exemple. Mais Stephen Gould remarque par ailleurs qu'aucun plan original, aucun grand phylum animal, n'apparaît après le Cambrien, ou au plus l'Ordovicien, alors que de nombreux disparaissent. Si l'on peut concevoir que l'évolution post-cambrienne résulte de la seule spéciation, les mêmes mécanismes peuvent-ils rendre compte de l'explosion des formes pré-cambriennes ? Le débat macro-évolution / micro-évolution reste ouvert.

 

Note : A défaut du livre de S.J. Gould, "La vie est belle", version française éditée par Le Seuil en 1991, on peut consulter l'analyse publiée par Armand de Riqlès dans la revue La Recherche de février 1992.

 

 

 

ORIGINE DES DOCUMENTS

 

Descimon (H.) et Renon (C.), 1975. - Mélanisme et facteurs climatiques. II. Corrélation entre la mélanisation et certains facteurs climatiques chez Melanargia galathea L. Arch.Zool.exp. gen., 116 (3) : 437-468.

Guillaumin (M.) et Descimon (H.), 1976. - La notion d'espèce chez les Lépidoptères. in : Les problèmes de l'espèce dans le règne animal. Mémoire de la Sté. zoologique de Fr., Tome I, n° 38 : 129-201.

Lattes (A.), Mensi (P.), Cassulo (L.), et Balletto (E.), 1992. - Genotypic variability in western European members of the Erebia tyndarus species group. Proc. VIII. Congr. Eur. Lepid., Helsinki 19-23 .IV.92. In Nota lepid Suppément N° 5 (1194) : 93-104.

Lelièvre (T.), 1992. - Phylogénie des Polyommatinae et structure génétique de six espèces du genre Lysandra Hemming. Thèse de Doctorat. Académie d'Aix-Marseille. Mars 1992, 219 pages, 2 planches.

Lesse (H. deL), 1961. - Les hybrides naturels entre Lysandra coridon Poda et L. bellargus Rott. Alexanor, 2 (1) : 22-30.

Mazel (R.), 1982. - Exigences trophiques et évolution dans les genres Euphydryas et Mellitaea lato sensu. Annales Soc. Ent. de Fr., 18 (2) : 211-227.

Mazel (R.), 1984. - Trophisme, hybridation et spéciation chez Eurodryas aurinia  Rott. Thèse d'Etat, Académie de Montpellier, 335 pages.

Mazel (R.), 1986. - Géonémie des formes de Zygaena filipendulae L. dans le bassin méditerranéen occidental. Alexanor, 14 (5) : 209-218.

Mazel (R.), 1986. - Contacts parapatriques entre Melanargia galathea L. et M. lachesis Hübner. Nota lepid., 9 (1-2) : 81-91.

Mazel (R.), 1986. - Structure et évolution du peuplement d'Euphydryas aurinia Rott. dans le sud-ouest européen. Vie et Milieu, 36 (3) : 205-225.

Mazel (R.), 1991. - Eléments pour une étude de la spéciation dans le genre Allophyes Tams. Nota lepid., 17 (3) : 279-287.